13. La tanière du griffon
Prisonniers des serres du griffon, Amos et Béorf se laissèrent porter un bon moment avant de voir apparaître une petite île au loin. Ce bout de terre, flottant comme un bouchon sur l’océan, était formé de falaises escarpées et roussâtres. C’était un véritable paradis pour les oiseaux. Il y en avait des milliers qui volaient çà et là, péchaient dans la mer et nichaient à même la paroi rocheuse.
Le plateau de l’île était couvert de longues herbes d’un vert éclatant. Amos aperçut, au milieu, une douzaine de menhirs formant un cercle. Des dizaines de chevaux sauvages galopaient autour en totale liberté.
« Ce doit être là…, pensa Amos. Nous arrivons sûrement sur l’île de Freyja. Ce griffon est sans doute le gardien des lieux. Il a un troupeau de chevaux pour se nourrir, des milliers d’oiseaux pour lui tenir compagnie et un endroit idéal pour surveiller l’horizon et voir venir les étrangers ! »
À l’arrivée du griffon et de ses prisonniers, tous les oiseaux déguerpirent pour lui laisser le chemin libre. La bête frôla la falaise et s’engouffra dans un grand trou. C’était sa grotte, son repaire !
La bête lança nonchalamment les deux corbeaux dans le fond de son antre en se léchant les babines. Amos et Béorf atterrirent tête première sur un lit d’ossements de chevaux.
— Un plan, lança Béorf, il nous faut vite un plan !
— Commençons par le surprendre ! suggéra Amos qui débita deux fois d’affilée une formule incompréhensible du grimoire de la sorcière.
D’un coup, le griffon vit se transformer ses proies en deux jeunes garçons. Inquiet et surpris, il eut un mouvement de recul. Puis il hurla agressivement et se plaça en position de combat.
— Bravo, Amos ! complimenta Béorf, déjà prêt pour le combat. On attaque ?
— Non, répondit le porteur de masques. Je pensais plutôt offrir un peu d’exercice à un jeune dragon ! Prépare-toi à casser le bocal !
Amos retira son pendentif et prononça encore une formule. Le coffre reprit sa taille normale. Béorf l’ouvrit rapidement, saisit le pot de verre renfermant le dragon et le jeta par terre. Le contenant se fracassa tandis que le porteur de masques répétait encore une fois la même formule.
Le griffon eut alors la surprise de voir, juste sous son nez, un petit dragon agressif prendre forme.
Les deux bêtes se toisèrent férocement. Malgré sa taille beaucoup plus imposante, le griffon doutait sérieusement de ses chances de remporter le combat. Un dragon, même naissant, possède une force et une rage hors du commun. Il ne connaît pas la peur et a déjà en lui l’instinct du tueur.
Ce fut d’ailleurs le dragon qui attaqua le premier. D’un bond, il se lança sur son adversaire et le mordit vigoureusement à l’épaule. Du sang rouge bourgogne jaillit de la plaie du griffon. En se servant de ses pattes arrière de lion, celui-ci riposta et déchira en plein ventre la cuirasse d’écailles du jeune dragon.
L’Ancien poussa un cri de rage et saisit le griffon à la gorge. Les serres du monstre ailé s’enfoncèrent dans la plaie de la bête de feu en cherchant à atteindre son cœur.
Amos et Béorf regardaient le spectacle sans bouger. Ils avaient le dos collé à la paroi de la grotte, les pieds sur un lit d’ossements de chevaux, attendant la suite des événements. Le jeune porteur de masques aurait pu intervenir avec sa magie, mais en faveur de qui ? Il semblait évident que le gagnant de ce combat allait ensuite se retourner contre Béorf et lui. La solution la plus sage était encore de patienter. Il ne lui restait de toute façon plus de poudre pour rétrécir quoi que ce soit. Il lui faudrait trouver une autre solution pour se débarrasser du vainqueur.
Les deux combattants échangèrent encore plusieurs coups de griffes et s’infligèrent de nombreuses morsures.
— Ils s’entretuent ! s’exclama Béorf. C’est terrible !
— Je ne sais pas comment ça va se terminer…, répondit Amos. Si nous devons nous battre, ma magie est prête ! Tu attendras mon signal avant de foncer… D’accord ?
— Promis, acquiesça Béorf. Je n’ai pas envie de me faire griller par tes boules de feu…
Les adversaires commençaient à se fatiguer. Ils saignaient abondamment et la victoire ne semblait assurée ni d’un côté ni de l’autre. Les bêtes se frappaient, se mordaient et se griffaient avec violence. Des cris de rage et des grognements sauvages envahissaient la grotte.
Tout à coup, le petit dragon, dans un ultime effort, assomma carrément son rival et lui transperça le flanc avec sa queue pointue. Le monstre à la tête d’aigle tituba, puis s’affaissa par terre. Son poumon avait été atteint.
Allongé sur le sol, le griffon râlait en toussotant, puis il ferma les yeux et mourut dans une longue plainte déchirante.
Affreusement blessée, la bête de feu ne remarqua même pas les garçons et se coucha en boule sur les ossements. Elle lécha ses plaies avec précaution et tomba dans un sommeil comateux. Elle avait son compte !
— Que faisons-nous maintenant ? murmura Béorf afin de ne pas réveiller la bête.
— Allons près de l’entrée, suggéra Amos en faisant signe à son ami de faire le moins de bruit possible.
Le dragon se mit à ronfler. En vérité, les deux garçons auraient pu lui lancer des pierres, parler à voix haute ou encore chanter à tue-tête, la bête n’aurait pas bougé. Elle chevauchait la mince ligne entre la vie et la mort. Ses blessures étaient profondes et sa constitution ne lui permettait pas encore de traverser toutes les étapes d’une éventuelle guérison. Sa vie fuyait comme un ruisseau printanier qui se tarit avec la venue de l’été.
Béorf et Amos, sur le seuil de la grotte, évaluaient la situation. Ils étaient bien dans une caverne taillée en plein centre de la falaise. Cent mètres les séparaient de la mer, en bas. En haut, ils avaient une soixantaine de mètres à escalader avant d’atteindre l’herbe verte du plateau.
— C’est maintenant qu’il nous faudrait être des oiseaux ! s’écria Béorf. Tu n’as plus de potion dégoûtante dans la fiole ?
— Je me doutais bien que tu y prendrais goût ! répondit Amos en rigolant. Je pense que nous n’avons pas le choix. Nous sautons ou nous grimpons !
— J’opte pour la deuxième solution, décréta Béorf en se frottant les mains. Mes griffes me seront sûrement d’une aide précieuse.
Le béorite enleva ses chaussures, attacha ensemble les lacets et se les passa autour du cou. Il transforma ses pieds et ses mains en pattes d’ours et se lança à l’assaut de la paroi. En s’agrippant solidement à la pierre, il dit à Amos :
— Suis-moi comme mon ombre ! Tu dois mettre tes pieds et tes mains aux mêmes endroits que moi. Je trouverai un chemin aisé pour faciliter ton escalade. Si, par malheur, tu perdais l’équilibre, accroche-toi à ma jambe. Avec mes griffes bien agrippées au rocher, je t’assure que tu ne m’entraîneras pas dans ta chute.
— Cette fois, c’est toi qui commandes ! Soyons prudents.
Au début, l’escalade de la paroi rocheuse fut assez facile. Béorf choisissait les cavités les plus profondes et les passages les plus accessibles. Les garçons grimpaient à la vitesse d’un escargot, de façon sécuritaire. L’hommanimal s’agrippait fermement à la roche, s’assurant toujours de la solidité de sa prise.
Amos suivait son compagnon avec difficulté. Il s’efforçait de se concentrer sur ce qu’il faisait et de ne pas regarder en bas, mais c’était plus fort que lui ! Après chacun de ses mouvements, il voyait les vagues se fracasser sur les rochers, et le spectacle l’étourdissait. Moins forts que ceux de Béorf, ses bras et ses jambes se fatiguaient vite. Amos comprit qu’il ne verrait jamais le haut de cette falaise.
— Je ne peux plus monter, Béorf ! s’écria-t-il. Mes mains tremblent et j’ai les chevilles en compote. Nous avons à peine fait dix mètres et je ne suis plus capable de suivre. Je descends ! Je trouverai une autre solution.
— NON ! ordonna Béorf. Cette paroi est très dangereuse à grimper, mais elle sera mortelle pour toi si tu la descends. Ta main ou ton pied glissera sur un mauvais appui et tu iras te fracasser la tête en bas.
— Alors, je suis dans de beaux draps ! soupira Amos. C’est ton tour de me proposer un plan !
— Accroche-toi à ma jambe et grimpe sur mon dos. Je me sens assez solide pour te porter !
— Mais tu es complètement fou ! Tu ne seras jamais capable de nous monter tous les deux.
— Ne sous-estime pas la force d’un béorite, Amos, lança le gros garçon, confiant. Allez ! Monte !
Amos saisit avec peine la jambe de son ami et monta sur son dos. Le vent étant très fort, cette périlleuse manœuvre faillit bien ne pas réussir. Avec ce surplus de poids sur les épaules, Béorf se mit à suer à grosses gouttes. Il se rappela alors une histoire de maître Sartigan qui disait que deux véritables amis sont liés l’un à l’autre, qu’ils partagent souvent la même destinée :
« Un jour, avait-il dit, une grenouille qui se sentait bien seule rencontra une très sympathique souris. Elles discutèrent longuement, puis décidèrent de se revoir le lendemain. Elles se rencontrèrent encore le surlendemain et, bien vite, tous les jours. Comme elles étaient maintenant de bonnes amies, la grenouille suggéra qu’elles ne se séparent plus. Elle tendit une corde à la souris en lui demandant de bien vouloir l’attacher à sa patte. La grenouille se proposait de faire de même. De cette façon, les deux amies vivraient l’une près de l’autre sans jamais se quitter. La souris accepta.
« Du ciel, une corneille affamée aperçut l’alléchante grenouille et la saisit, en plein vol, dans son bec. La souris, prisonnière de la corde, s’envola aussi et les deux amies finirent leur vie dans le ventre de la corneille. Il faut toujours savoir, avait dit Sartigan en terminant l’histoire, jusqu’où nous sommes prêts à partager le destin de nos amis et à quel moment il est sage de couper la corde de l’amitié. »
Béorf mettait sa vie en danger pour sauver son ami. Se souvenant de l’histoire de Sartigan, il se posa alors cette question : « Suis-je prêt à mourir ici avec Amos ? » Sans hésitation, la réponse fut : « Oui. » Les liens qui unissaient maintenant les deux garçons étaient plus solides que la mort elle-même.
Béorf serra les dents et poursuivit l’escalade. Avec force et vigueur, il gravit rapidement quelques mètres, puis s’arrêta pour souffler un peu. Amos lui demanda alors :
— Sartigan t’a-t-il raconté l’histoire de la souris et de la grenouille ?
— Oui… oui, je la… je la connais, répondit Béorf, essoufflé. Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Si je te sens incapable de poursuivre, je me jette en bas ! avoua très sérieusement Amos. Je refuse de faire comme la grenouille et de t’entraîner dans la mort avec moi.
— Je comprends… répondit gravement Béorf. Mais laisse-moi… te prouver que… moi aussi… je peux te sauver la vie ! Tu m’as libéré… de cette cage à Bratel-la-Grande… Je t’en dois une !… Accroche-toi, on monte !
Béorf alla puiser au fond de lui l’énergie nécessaire et escalada la paroi avec force et précision. Ses pieds suivaient ses mains dans un rythme parfait. Il contrôlait bien sa respiration, son corps et ses émotions. Plus de doute, il allait réussir.
Les deux garçons arrivèrent sains et saufs dans les longues herbes vertes du haut de la falaise. À bout de force et de souffle, Béorf se coucha sur le dos. Son cœur battait à une vitesse folle. Il sentait ses bras et ses jambes mous comme des chiffons. En regardant les nuages passer devant ses yeux, il lança avec un sourire :
— Tu es vraiment lourd, Amos, tu devrais peut-être te mettre au régime !
— C’est ça ! répondit le garçon dans un éclat de rire. Tu devrais peut-être ménager ta salive et te reposer… pour une fois que tu le mérites !
— Si je n’étais pas aussi fatigué, le menaça gentiment le gros garçon, je te donnerais une solide correction pour ce que tu viens de dire !
— Que vous êtes agressifs, vous, les béorites ! se moqua Amos. De vraies bêtes !
Les garçons se mirent alors à rire de bon cœur et s’accordèrent un long moment de répit.